Mon appart ressemble au vôtre (et c'est un problème).

Même canapé en lin lavé, même miroir en rotin, même mur couleur "Sable oublié". On pensait avoir du goût, on a juste eu peur d'en manquer.

La Chronasse
7 min ⋅ 26/10/2025

Je devais vous parler d’intelligence artificielle, et puis j’ai déménagé. Rien de grave, juste un épisode de vie où j’ai compris que le vrai test de maturité n’était pas de faire un gosse, mais de choisir une couleur de mur sans perdre sa santé mentale. Vous croyez connaître la solitude ? Essayez de passer deux heures devant un nuancier.

Donc, cette semaine, on va parler déco.

N’étant pas armée pour affronter seule ce champ de valeurs qu’on appelle “design intérieur”, j’ai demandé de l’aide à mon amie Philippine Sander, la tête (et le goût) derrière la newsletter Patchwork. C’est un peu la femme qu’on aimerait être : celle qui chine des vases dans des brocantes toscanes pendant qu’on achète des verres moches chez Ikea.

Bref, c’était une association nécessaire : elle a l'œil, j’ai le trauma décoratif.

Ensemble, on a tenté de comprendre un mystère contemporain : pourquoi nos intérieurs ont-ils tendance à se ressembler ?  Et surtout, pourquoi a-t-on si peur de la faute de goût ?


Le goût. Ce truc invisible mais omniprésent, qu'on ne peut pas définir mais qu'on reconnaît tout de suite chez les autres — surtout quand ils en manquent. 

Le problème, c’est que le goût, autrefois révélateur d’une personnalité, s’est totalement collectivisé, dicté par Instagram, validé par Pinterest, certifié par trois architectes d’intérieur qui ont décidé, qu’un jour, on allait tous se réveiller dans des intérieurs en rotin. Je ne me souviens ni avoir signé pour ça, ni même d'avoir eu un faible pour la fibre naturelle façon cabane coloniale, mais soudain, tout était tressé : la table basse, le miroir, le panier à linge. 

En 2019, c’était les fleurs séchées et les fleurs de pampa. En 2020, patatras : on apprend que les fleurs mortes, c’est pas du tout feng shui. Le canapé en velours vert bouteille commence alors à s’incruster dans tous les salons, avant de céder sa place au “cottagecore”, cette tendance fascinante où des gens qui vivent boulevard Haussmann décident qu’ils ont “une âme de fermier”, achètent une table en bois brut et font semblant de vivre à la campagne. Avec, en bonus, une miche de pain rustique posée sur le plan de travail, pour l’illusion du labeur. 

Les fruits aussi ont eu leur moment de gloire : après l’ananas en 2015, le citron est devenu un symbole de joie de vivre (pour des gens qui ne cuisinent jamais), puis la tomate a débarqué, rouge et charnue, comme une revanche du Sud sur les intérieurs nordiques. On attend le retour de la banane, mais ce sera plutôt le disco, prophétise Philippine après un passage chez Maison et Objet, tout en boules à facettes

Pourquoi suit-on toutes ces tendances, sans même s’en rendre compte ? 

Parce qu’on ne sait plus ce qu’on aime, mais qu’on sait très bien ce qu’il faut aimer.

Et quelque part, Bourdieu repeint sa tombe en beige grège pour rester dans le ton. “Je vous avais prévenus, bande de brebis.” Il appelait ça la distinction : l’art de se croire unique en restant parfaitement conforme. Le goût, disait-il, c’est politique. Ce n’est pas ce qu’on aime, c’est ce qu’on veut montrer.

Et soudain tout s’éclaire : le beige n’est plus une couleur mais le langage social du quadra qui veut dire “je ne suis pas ostentatoire, mais quand même très au-dessus de ceux qui ont un mur bleu canard”.

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La Chronasse

Par Mathilde de Cessole

Journaliste indépendante, je chronique avec humour les tendances étranges qui agitent notre société.

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