La France lit, mais pas ce que vous croyez : anatomie d’un raz-de-marée ménager.
Août. Les corps se relâchent, les cerveaux aussi. C’est la saison bénie où les Français se rappellent qu’ils aiment lire, ou du moins, qu’ils aiment se penser lecteurs. Ultime coquetterie d’un pays qui s’imagine encore enfant des Lumières.
Jusqu’à ce que l’illusion se fracasse net sur les plages, entre deux parasols et une pelle en plastique. Il suffit de balayer l’horizon pour comprendre que quelque chose ne tourne pas rond dans la République des lettres. Là, en rangs d’oignons, une serviette sur deux est occupée par la même couverture bleue, rouge ou rose, flanquée d’un œil dans un trou de serrure.
La femme de ménage.
Voilà ce que la France dévore depuis deux étés. Finie, l’époque où les titres portaient de l’ambition : La Condition humaine, Belle du Seigneur, La Promesse de l’aube.
Désormais, le livre le plus lu et vendu dans l’Hexagone évoque un balai de chiottes.
Je vous vois venir : “Snobe”. Alors je vais vous faire un aveu. Je l’ai lue, cette Femme de ménage, avec l’intention mesquine d’en faire du hachis : pastiche vengeur, autopsie de la prose low cost, critique au vitriol.
Et j’ai plongé, honteusement. La tête la première dans la bassine. J’ai dévoré la foutue Femme de ménage en trois heures, j’ai tourné les pages comme une accro. Alors certes, c’est écrit à la truelle. La langue y est fonctionnelle, mais la dynamique est redoutable.
Et c’est là que ça devient intéressant : La Femme de Ménage n’est pas un accident, ni une anomalie éditoriale. C’est un succès parfaitement logique.
Ce n’est pas la littérature qui a changé : c’est nous.
On vit dans un monde où l’attention coûte plus cher qu’un studio à Paris. Alors pour capter un lecteur qui scroll comme un hamster, il faut faire simple et efficace. Sinon, il décroche et retourne liker un thread LinkedIn.
Parce que notre époque anxiogène tente de se soigner à coups de mots tièdes et rassurants.
On ne galère plus, on est en « reconversion ».
On ne souffre pas, on « traverse une phase ».
On n’est plus seuls, on est « en chemin vers soi-même ».
Et dans ce marécage émotionnel comme linguistique, le roman feel-good tombe à pic.
Il est là pour nous border, nous prendre par la main et nous murmurer avec des mots simples :
Tu n’y es pour rien. Ton enfance compliquée, ton manager toxique, ton ex qui n’aimait pas les chiens — tout ça, c’est derrière toi. Et tu mérites, toi aussi, de retomber amoureuse dans une maison en pierre avec poutres apparentes et vue sur les collines.
Et nous, au lieu de hurler : « Où est la complexité ? Où est la fureur du monde ? »
On reprend la couverture bleu layette, on renifle un peu, et on attaque le chapitre 12, où le boulanger sexy révèle qu’il a perdu sa sœur dans un incendie, qu’il fait du pain pour exorciser la douleur, et qu’il est prêt à aimer à nouveau… mais doucement, à son rythme, parce qu’il respecte tes blessures (et son levain).
Aujourd’hui, pour vendre un roman qui “fait du bien”, on commence par le titre.
Une action triviale — Changer l’eau des fleurs — ou mieux encore, une météo suggestive. Après Tout le bleu du ciel de Mélissa da Costa, Virginie Grimaldi riposte avec Plus grand le ciel. Trop de ciel, mesdames, trop de ciel.
On attend avec impatience les prochains :
– Moins gris le matin
– Encore un peu de vent dans mes cheveux
– Les nuages, c’est rien
Ce n’est plus de la littérature, c’est de la sophrologie imprimée. Les titres semblent avoir été conçus pour de la déco murale Maisons du Monde.
Le texte répond aux mêmes impératifs, avec des ingrédients qui marchent à tous les coups :
– Une héroïne cabossée mais attachiante, avec un métier gentiment sacrificiel (prof, infirmière, fleuriste introvertie), en exil émotionnel dans un coin pittoresque de France, idéalement avec des champs de lavandes ou des falaises.
– Un trauma flou mais narrativement utile : accident, abandon, silence maternel, deuil non-traité mais vaguement poétique.
– Un artefact mystérieux : une vieille lettre, un secret de famille planqué dans une boîte en fer sous le lit. Tout objet est potentiellement vecteur de révélation.
– Un homme taiseux - avec un prénom monosyllabique : Léo, Marc ou Tom - charpentier vegan ou apiculteur triste, qui élève ses abeilles torse nu dans une yourte. Il ne parle pas beaucoup mais il répare des trucs, au sens propre comme au figuré.
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