La liberté comme un mythe grec : éblouissante, insaisissable, légèrement menteuse.
Il fut un temps - pas si lointain - où dire “je suis freelance” revenait à admettre à demi-mot qu’on n’avait pas trouvé de “vrai” travail. C’était une formule floue qu’on murmurait dans les dîners en priant très fort pour qu’on ne nous pose pas trop de questions.
Je me souviens encore de la tête de mes parents le jour où j’ai annoncé que je quittais le salariat. Ma mère a blêmi comme si j’avais déclaré vouloir devenir poétesse tragique en résidence, mon père si ça impliquait de devoir me redonner de l’argent de poche.
Ils ont fini par s’y faire. Mais encore aujourd’hui, quand je passe une semaine chez eux, ils affichent une légère perplexité en me voyant pianoter en pyjama et glisser du lit à la Nespresso dans un ballet incessant. Et malgré le très convaincant : “Je bosse, hein”, ils acquiescent avec la douceur qu’on réserve aux convalescents.
Aujourd’hui pourtant, le freelance s’est refait une image. Il est devenu la mascotte du future of work, ce nouveau messie des temps flexibles : libre, visionnaire. Un slasheur cool qui choisit ses missions selon son cycle lunaire, bosse en terrasse, fait du yoga entre deux visios et partage ses “morning hacks” dans une story sponsorisée.
Il incarne l’anti-burnout, la reconversion éclairée, le capitalisme bien-être qui sent le macchiato et le tapis de sol. C’est le récit qu’on entend en boucle dans des podcasts aux titres interchangeables : “Tout plaquer pour vivre de sa passion”, “Changer de vie : et si j’osais ?”, de l’or en barre pour nos amis les coachs de vie.
La vérité ? C’est que le freelance ne choisit souvent rien du tout. Il dit oui à tout et potentiellement n’importe quoi. Car dans cette grande loterie molle qu’est l’indépendance, on vit avec une boule au ventre, prête à exploser au premier mois blanc ou à la disparition soudaine d’un client. La priorité n’est pas de s’épanouir mais de ne jamais lâcher des yeux sa trésorerie. Et c’est tout de suite moins glamour.
La liberté comme un mythe grec : éblouissante, insaisissable, légèrement menteuse.
C’est elle qu’on nous a vendue, invoquée à tour de bras. “Freelance, tu seras libre”. Effectivement, il y a une forme de liberté à bosser le dimanche plutôt que le jeudi, à échapper aux vacances scolaires, à s’envoler vers une destination “inspirante”. La liberté de travailler depuis Lisbonne, Mexico ou — plus prosaïquement — depuis son lit. Ce qui est sans doute la seule promesse vraiment tenue de l’indépendance.
On parle de la liberté comme d’un bel animal indomptable. Mais on oublie de préciser que cette bête-là a des crocs : elle mord pendant le week-end, elle bave sur les jours fériés, elle s’endort rarement avant minuit. Et surtout : elle a besoin de clients pour se nourrir. Parce que dans les faits, la liberté d’un freelance est toujours un peu en laisse. Même si elle se promène en van.
Nous en connaissons tous, de ces freelances qui se croient libres parce qu’ils dorment dans des vans jaunes, ont des newsletters optimistes et des vues sur l’océan. Très bien, qu’ils continuent de camper en paix sur leur parking de surf, sponsorisés par la start-up nation. Je passe mon tour : car vivre dans un camion et me laver au gant microfibre dans une cuvette, ça m’évoque plutôt un SDF tech-friendly qu’un indépendant qui roule sur l’or.
Et puis il y a le grand mythe de la plage. Avec ces terribles photos de doigts de pieds boudinés, l’ordinateur sur les genoux, latte d’avoine et bouquin de Paulo Coelho.
C’est la plus vaste imposture qui soit. J’ai vécu quatre ans au bord de la mer, avec des beach clubs qui proposaient du Wi-Fi, des coussins moelleux, et l’illusion que la productivité aimait le bruit des mouettes. J’y ai cru, j’y suis allée, mon ordinateur aussi. Résultat des courses : j’ai ruiné une batterie, gonflée d’humidité, ensablé mon clavier et tenté de relire une V2 à contre-jour pendant qu’un gamin hurlait pour une gaufre.
Depuis, je travaille dans mon salon, avec des volets mi-clos et du silence. Nettement plus efficace.
Le fantasme circule comme un virus à incubation lente. Celui du freelance prospère, débordé de clients, qui facture 10K par mois depuis une chaise design avec des chaussettes colorées.
Alors oui, moi aussi ça m'est arrivé de gagner 10 000 euros en un mois. Souvent en décembre. Ce n’était ni un miracle ni le résultat d’un tunnel de vente inspiré.
Seulement six clients qui, pris simultanément de panique fiscale, ont décidé de régler leurs factures d’août dans la même semaine.
Ça donne un joli chiffre sur le compte pro. Mais lissé sur quatre mois, déduit des 23 % de cotisations, des impôts, du psy que me coûte ma liberté, de l’URSSAF et de trois crises d’angoisses, je me considère plus proche de la smicarde névrosée que de la solopreneure en cashflow positif.
La vraie aventure, ce n’est pas de tout quitter pour vivre de sa passion au bout du monde, c’est d’essayer de se faire payer sans passer pour une harceleuse de bas étage. Tout bon freelance finit, tôt ou tard, par écrire ce mail-là. Celui qu’on rédige les dents serrées, avec une formule polie mais au bord de la crise de nerfs. Un mail qui commence par :
Bonjour, je me permets de revenir vers vous concernant la facture n°…
Rien que cette phrase, c’est déjà une reddition. Une façon élégante de dire : je suis à découvert, je mange des biscottes depuis 6 jours car même les Wasa sont devenues trop chères, et j’aimerais savoir si mes huit articles rendus, et publiés, méritent toujours rémunération.
La relance est un exercice de haute voltige affective. Il faut sembler concerné, mais pas pressé. Un peu ferme, mais pas trop. Trop mou, et on devient un paillasson administratif. C’est un art subtil, qui suit une chronologie émotionnelle qu’on apprend à dompter au fil des années :
le passif-agressif feutré : ”Sauf hallucination personnelle, la facture envoyée il y a 83 jours semble toujours flotter dans une autre dimension. N’hésitez pas à me dire si elle s’est perdue dans un vortex administratif, ou si vous êtes soudainement frappés d’amnésie, de cécité, ou tout simplement mort.”
le suppliant “Bonjour, je me permets de revenir vers vous une énième fois avant de vendre mon rein, d’hypothéquer ma maison et de manger mon chien.”
Avant l’ultime et glacial “Dernier rappel avant mise en demeure et post LinkedIn incriminant”. Efficace, mais zéro chance qu’on vous rappelle.
Et quand, par miracle, l’argent arrive, on doute. On se demande si ce n’est pas une erreur, on est tenté d’écrire à son client pour lui dire : “Merci beaucoup, vraiment, mille fois.” Comme si on avait reçu une bourse.
Pendant ce temps, on fait les comptes à la louche. On vit sur des colonnes “en attente” dans des tableurs couleur déprime, on apprend à calculer un 45 jours fin de mois en se demandant si on a signé un pacte avec le Diable. On s’invente des équations instables : “Si Machin me paye avant jeudi, je règle URSSAF + charges copro + je peux aller au resto”.
Mes profs de maths seraient fiers.
Ou atterrés.
Le freelance vit aussi avec cette certitude étrange que tout peut s’arrêter du jour au lendemain. Alors il prend tout : les briefs flous, les budgets serrés, les clients qui sentent les emmerdes à 800 mètres. Parce que si ce n’est pas lui, quelqu’un d’autre sur Malt le fera à sa place.
Ah, Malt. La grande foire aux bestiaux du freelance moderne. Il faut expliquer pourquoi on est "le bon profil pour cette mission", en 700 caractères. Il faut se vendre, montrer ses success cases, se résumer en mots-clés. Journaliste, rédacteur, expert SEO, UX writer, storyteller, créatif, réactif, positif, proactif. Et souriant, surtout. Parce qu’on est noté, ranké comme un vieux frigo sur Darty.
Moi, je suis une épouvantable freelance parce que je déteste prospecter. Ça me donne l'impression de faire la manche. Aller proposer mes services à quelqu'un qui ne m'a rien demandé, c'est au-dessus de mes forces. On a dû trop me répéter quand j’étais petite que c’était mal élevé de réclamer. Résultat, j’écris des articles dans l’ombre en espérant que quelqu’un, quelque part, devine que j’existe.
Et pourtant, ce statut, je l’aime. Parce que je n’ai toujours pas trouvé d’alternative crédible à cette illusion de liberté. Et quand le doute me ronge, quand je me demande si j’ai raté le grand train de la vie, je fais ce que tout freelance normalement constitué devrait faire :
Je monte dans la ligne 13 à 8h45.
Je me fais broyer les côtes et j’exerce mon apnée en observant les regards vides, les traits tirés. Ce ballet silencieux de gens qui s’apprêtent à dire “Bonjour, vous avez deux minutes ?” à des collègues qu’ils méprisent.
Et là, comme par magie, ma liberté low cost reprend des couleurs. Je pense à leurs “points rapides” qui durent 1h20, à leur job qui est le même chaque jour de l’année, à leurs 2 semaines de congés qu’ils attendent depuis 8 mois, à devoir m’habiller tous les matins.
Alors oui, ce n’est pas parfait. Mais je suis à mon rythme, et je peux prendre l’avion le mardi.
Avec les retraités.
Je suis freelance, ou très en avance sur ma fin de carrière.
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